UNE SOCIÉTÉ ENTIÈRE DANS SES GÈNES
(Génétique et société : une lecture de l’innéisme contemporain)

(Thierry Rogel – Lycée Descartes de Tours)

Article paru dans DEES en décembre 2000
http://www.sceren.fr/RevueDEES/pdf/122/02406211.pdf

INTRODUCTION
            Il ne passe plus une semaine sans qu’un hebdomadaire, et pas seulement spécialisé, fasse sa couverture sur les avancées génétiques. Il est vrai que les domaines concernés sont nombreux : dépistage des maladies génétiques et thérapie génique, organismes génétiquement modifiés, brevetage de l’A.D.N., identifications à partir de l’ADN dans les domaines les plus divers (recherche de paternité, recherche de criminels, détermination de l’existence d’un personnage historique,...), clonage, suivi des migrations humaines dans le cadre de la « génétique des populations ». Et, bien entendu, il ne passe pas une semaine sans qu’un chercheur, ou qu’un journal, déclare qu’on a, ou aurait, mis en évidence un gène lié à un comportement ou une pathologie : schizophrénie, sociabilité, homosexualité,...
            On doit prendre en compte la probable révolution liée aux développements de la génétique, lesquelles s’insèrent d’ailleurs bien dans la thématique du « cycle Kondratieff » et ouvrent la voie aux diverses découvertes, pour ne pas dire inventions, qui devraient aboutir à des innovations dans un nouveau cycle ascendant. Cependant une révolution industrielle n’est pas qu’un effet d’infrastructure; elle s’accompagne aussi d’un déferlement d’idées, de théories scientifiques, de croyances plus ou moins rationnelles portées par des chercheurs, des médias ou le « public » en général, croyances dont la dynamique est, en partie, liée aux progrès scientifiques et en partie autonome(1). Chacun est conscient des bouleversements, et surtout des risques, à venir, notamment à travers un “nouvel eugénisme” : la tentation de “l’enfant parfait” liée au génie génétique, les nouvelles discriminations à l’embauche ou face aux assurances,...
Cependant, cela s’accompagne manifestement d’une “survalorisation” de l’hypothèse génétique : « Tout, ou presque, serait génétique »  et on veut faire dire à la génétique ce qu’elle ne peut, semble-t-il, pas dire. Cette survalorisation est bien entendu liée à une mauvaise compréhension des progrès expérimentaux mais s’insère également dans des tendances de long terme. La tendance à voir l’individu comme déterminé par un élément qui lui est extérieur (ou, du moins, extérieur à sa volonté) -Dieu, la nature, sa constitution corporelle,...- est ancienne et la valorisation du gène dans l’identité individuelle n’en est que le dernier avatar. Ces mêmes déterminations externes ont permis également la constitution d’identités de groupes - les chrétiens, les blancs ou les noirs,... Parmi ces déterminations, l’hypothèse de l’existence d’une « identité raciale » a pris un essor important au cours du 19ème siècle et, malgré son reflux relatif depuis les années 1950, tend parfois à revenir à travers certaines lectures de la « génétique des populations » et de la « génétique du comportement » (les noirs, selon certains, se distingueraient des blancs par leurs capacités comportementales, lesquelles seraient liées à leur patrimoine génétique).
            On le voit, nous sommes proches de croyances structurées, voire d’idéologies, telles que l’eugénisme ou le racisme. Pourtant, je n’aborderai pas ces questions ici, mais je m’intéresserai à des croyances moins extrêmes mais fortement diluées dans l’opinion. Des croyances où on sait bien “qu’il n’y a pas de races supérieures” mais où « il faut bien le dire, les races existent » ; des croyances où personne n’envisage de mettre en place un eugénisme mais où « il faut l’admettre, beaucoup de choses sont innées ». En fait, la race, si elle existe comme construit sociologique, a une réalité scientifique problématique (suivant ce qu’on met derrière cette notion) et le gène est bien loin d’expliquer ne serait ce qu’une infime partie de ce qu’on voudrait lui faire dire aujourd'hui. Nous nous situerons donc dans le domaine des croyances collectives et un des problèmes essentiels auxquels nous sommes confrontés ne tient pas tant à la puissance de la génétique qu’à la croyance que nous avons dans sa puissance. Un tel problème, relevant de la croyance collective au sens le plus large du terme, oblige donc à  adopter une approche pluridisciplinaire concernant aussi bien les philosophes que les ethnologues ou les sociologues, aussi bien les linguistes que les historiens et, bien sûr, les disciplines relatives à la génétique. Ceci est d’autant plus nécessaire que le “champ” relatif à l’objet génétique n’est, lui même, pas homogène : les disciplines strictement liées à la génétique relèvent de deux courants, la « biologie moléculaire » et la « génétique des populations ». Mais il convient de rappeler l’existence de courants plus particuliers comme la « sociobiologie » et le poids de la « génétique des comportements » souvent prise en charge par des psychologues.
            D’évidence, il n’est possible pour personne de maîtriser l’ensemble de ces perspectives mais ne pas vouloir aborder ces problèmes selon une démarche pluridisciplinaire, c’est laisser la place aux analyses de brèves de comptoir. De même, ce caractère pluridisciplinaire de la question génétique ouvre la voie à des incompréhensions : il est certain, par exemple, qu’un domaine aussi pointu que la biologie moléculaire ne peut pas être totalement compris par des non - spécialistes; de même certains sociologues ou psychologues ont assis leurs conclusions sur une mauvaise compréhension de la notion « d’héritabilité », concept venu de la génétique des populations; Mais, à l’inverse, des généticiens renommés peuvent montrer une inculture surprenante dans les domaines sociologiques et historiques et retomber dans des errements maintes fois répétés (ainsi, on n’a pas eu besoin de la découverte de l’ADN pour imaginer que les « gènes » - le terme est antérieur à la découverte de l’ADN- soient responsables de l’ensemble des comportements humains). Ces incompréhensions ont pu permettre un retour en force de « l’innéisme » (croyance selon laquelle nos potentialités seraient « innées ») qui est une forme particulière de réductionnisme parmi d’autres comme, à l’inverse, le « sociologisme » (l’homme ne serait que le produit de son environnement social) et « “l’environnementalisme » (dont les errements de Lyssenko donnent une illustration intéressante). Le réductionnisme correspond à toutes les tentations de dévoiler la « clef unique qui ouvrirait toutes les portes », l’explication unique à tous les phénomènes (le complexe d’Oedipe, le calcul coût-avantage,...).
            Nous aborderons donc ces problèmes en trois étapes. Dans un premier temps, nous analyserons l’engouement des années 90 pour les explications génétiques. Il faudra, pour cela, faire quelques rappels sommaires sur la génétique (niveau ES de lycée) et sur les diverses pathologies génétiques. Cette connaissance des maladies génétiques est nécessaire car celles ci constituent le “modèle” à partir duquel on a essayé de raisonner sur les origines génétiques du comportement. Nous pourrons alors montrer qu’à partir de cela s’est développée dans les années 90 une véritable croyance sur la toute puissance du gène (appelée « essentialisme génétique », « tout génétique » ou « génétisme »,...) ; nous en verrons les caractéristiques ainsi que les raisons de son essor. La deuxième partie élargira la perspective en intégrant l’idée du « tout génétique » dans des croyances plus anciennes liées à l’inné. La troisième partie sera consacrée à un « innéisme » plus particulier, l’idée de l’existence de « races humaines ». Enfin, je consacrerai un épilogue aux aspects pédagogiques que cela soulève : dans les cas où la croyance dans l’inné ou dans l’existence de races fait l’objet de discussions ou d’approches dans le cadre du lycée, qui peut prendre cela en charge? Le professeur de S.E.S. ou d’Histoire-géographie n’a en général pas la formation suffisante en sciences expérimentales. Mais reste à prouver que le professeur de biologie a, dans la majorité des cas, une formation suffisante en sciences humaines. Enfin, s’il est probable que des professeurs de philosophie soient capables de maîtriser les deux formations, rien ne prouve que ce soit le cas pour la plupart. Il apparaîtra alors qu’il conviendrait de procéder à un retour sur l’enseignement des savoirs-faire de base en logique tels qu’ils ont été présentés il y a plus d’un siècle par Claude Bernard ou J. S. Mill.
(En dernier lieu, il me faut préciser que la démarche qui consiste à intégrer la question du rôle des gènes dans une problématisation plus large liée à l’innéisme, oblige à adopter un plan en forme de « poupées russes » il y aura donc quelques inévitables répétitions; le lecteur, j’espère, me le pardonnera).

(1)  Voir J. Rifkin : « Le siècle biotech » - 1998 - La Découverte.
(2)  Au moment où j’écris ces lignes, je prends connaissance d’un ouvrage posant le même problème : B. Jordan : « Les imposteurs de la génétique » -  Seuil - 2000. L’ouvrage est destiné au grand public et,  Bertrand Jordan étant généticien, plus approfondi que le présent article.

Plan de l'article

I) QUELQUES ÉLÉMENTS DE BASE
     A) LA “MÉCANIQUE” GÉNÉTIQUE
     B) LE GÉNOME
     C) LES LOIS DE MENDEL
     D) LA “CHAÎNE CLASSIQUE.
     E) LES DÉMARCHES.
II) GÈNES ET MALADIES
     A) LES MALADIES MONOGÉNIQUES
     B) LES MALADIES POLYFACTORIELLES.
     C) DEUX “MODÈLES” POUR LA RÉFLEXION.
          1) La phénylcétonurie (ou PKU)
          2) La Chorée de Huntington
     D)  LE « PARADIGME CLASSIQUE » ET SA REMISE EN CAUSE.
          1) Le paradigme classique
          2) Ce « dogme central » va être remis en cause pour les raisons suivantes :
     E) DU GÈNE DE ...
          1) Existe-t-il un « gène de... » ?
          2) Existe-t-il des « mauvais » gènes ?
III) GÈNES ET COMPORTEMENTS
     A) DES THÈSES ENVAHISSANTES
     B) LES DÉMARCHES GÉNÉRALES
     C) APPLICATION AU CAS DE LA GÉNÉTIQUE DU COMPORTEMENT
          1) Application de la chaîne classique
          2) Détermination de A (le génotype), de B (le phénotype) et de X (l’environnement)
               a) Est il si facile de déterminer le génotype?
               b) Détermination du phénotype
          c) Caractérisation de l’environnement ?
     D) Gènes et environnement : coexistence, causalités, interdépendances
IV) GÉNÉTIQUE DU COMPORTEMENT : TROIS ÉTUDES DE CAS
     A) ÉTUDES SUR LES VRAIS JUMEAUX
          1) Présentation
          2) Une forte détermination génétique
          3) Limites et critiques
     B) L’INTELLIGENCE ET LA GÉNÉTIQUE.
          1) Un débat sensible.
          2) Détermination de l’intelligence.
          3) Les tests de Q.I.
          4) Qu’en est il des analyses ?
     C) LA « COURBE EN CLOCHE »
V) LE « GÉNÉTISME » OU “ESSENTIALISME GÉNÉTIQUE”
     A) QU’APPELLE-T-ON « ESSENTIALISME GÉNÉTIQUE » ?
          1) Un “intégrisme” du gène
          2) Les dangers du génétisme
     B) LE POIDS DES RÉSULTATS
     C) L’IMPORTANCE DES INTÉRÊTS IDÉOLOGIQUES ET FINANCIERS
          1) Les intérêts financiers
          2) Intérêts idéologiques
     D) DU CÔTE DES SCIENTIFIQUES
          1) Les scientifiques sont, comme d’autres, soumis à une concurrence qui prend un double aspect :
          2) “L’effet réverbère”
          3) Les dangers d’une métaphore
          4) Le “Grand Livre”
     E) LA TRANSMISSION DE L’INFORMATION
          1) Les propos rapides des chercheurs
          2) La mauvaise compréhension des termes scientifiques
          3) Les couvertures accrocheuses
          4) La rumeur
     F) LES INTÉRÊTS DES GROUPES EN PRÉSENCE
     G) UNE RÉPONSE AUX INCERTITUDES ACTUELLES
     H) L’EXPLICATION CULTURELLE
     I) LE « PACK » IDÉOLOGIQUE
     J) LA NÉCESSITE D’UNE COSMOGONIE
     K) LES BESOINS D’EXPLICATION ET DE CROYANCES DES INDIVIDUS
VI) L’INNÉISME ET L’IDÉOLOGIE DU DON
     A) LA CONFUSION DES COUPLES D’OPPOSITION
          1) Héréditaire et héritable
          2) Inné et acquis
          3) Nature et Culture
               a) Culture
               b) Nature.

     B) OPPOSER L’INNÉ ET L’ACQUIS
     C) L’INNÉISME, LE DON ET L‘ANTHROPOLOGIE
     D) L’INNÉISME,  CONCEPT POPULAIRE
VII) L’ILLUSION RACIALE
     A) Qu’entend-on quand on emploie le terme “race”?
          1) Étymologie
          2) Race : une première définition
          3) Race : une deuxième définition par le génotype
     B) L’IMPOSSIBLE TAXINOMIE
          1) Un besoin de taxinomie
          2) Les critères de classement
          3) Un choix de méthode
          4) Un classement impossible
     C) POURTANT IL Y EUT DES RACES...
          1) Genèse du racisme
          2) L’apogée de l’hypothèse raciale au 19ème siècle
     D) “MAIS LES RACES, CA EXISTE MONSIEUR!”
          1) Des dérives inquiétantes
          3) “Les races çà existe !” Que répondre ?
               a) Ce qui fait que les races existent
               b) Ce qui fait que les races n’existent pas
VIII) PROPOS PÉDAGOGIQUES : PLAIDOYER POUR UNE « ERREUR GÉNÉTIQUE »
     A) POURQUOI AVOIR FAIT CET ARTICLE ?
     B) LES LIMITES DE L’ENSEIGNEMENT
          1) « Les grecs ont ils crû à leurs mythes? »
          2) Les risques de la pensée magique
          3) Les risques du “scientisme”.
     C) COMMENT ENSEIGNER ?
          1) ENSEIGNER LES DÉMARCHES AUTANT QUE LES RÉSULTATS
          2) LA CONSTRUCTION DE CATÉGORIES
          3) CORRÉLATIONS ET CAUSALITÉS
          4) INJECTION, SURJECTION, BIJECTION
          5) LA PLACE DU DÉTERMINISME
     D) LA THÉORIE DES AVANTAGES COMPARATIFS DANS L’ENSEIGNEMENT
     E) EN CONCLUSION : LES AVANTAGES RELATIFS DES SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

     ANNEXE 1 : LE GÈNE : RÉALITÉ OU CONCEPT ?
     ANNEXE 2 : LE TOUR DU MONDE D’UN FAUX ESPOIR

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